Alors que nous avions initialement prévu d’aller à Kyiv afin de documenter l’escalade des tensions aux confins de l’Europe, l’Opération Spéciale du 24 février 2022, lancée par Vladimir Poutine, allait nous obliger à redéfinir le projet que nous avions préparé. En effet, notre ambition originelle qui avait été de témoigner de la façon dont la population se préparait depuis des mois déjà à un potentiel conflit, tournait court. Nous décidâmes de la remanier, en choisissant d’aller à la rencontre de ces gens qui avaient été contraints de fuir pour leur survie, au cours d’un périple qui fut pour beaucoup très éprouvant, jusqu’à la frontière polono-ukrainienne.
Une semaine exactement après le début des hostilités, (photo 1) nous partons pour la Pologne. Dans le coffre débordant de la voiture, s’amoncellent quantités de denrées de premières nécessités, comme des sacs de couchage, des produits hygiéniques ainsi que quelques conserves. Malgré notre relative petitesse lorsque l’on regarde les quantités astronomiques d’aides en tout genre qui ont été déversées vers l’Ukraine, partir avec un véhicule vide aurait relevé du non-sens. Avec l’aide de nos proches et de l’association Caravane sans Frontières, nous avons donc pu contribuer à l’effort collectif. Cette organisation basée à Nyon, qui dès le début de la guerre se métamorphosa en convoyeur très important d’aide humanitaire de la Suisse vers l’Ukraine, fit pour nous office de base-arrière, car grâce à leur coopération, nous pûmes obtenir contacts et itinéraires sur place.
Le matin du second jour de route, notre voyage est interrompu par des ralentissements du trafic à cause de la neige qui s’abat sur l’ouest de la Pologne. Complètement à l’arrêt, nous sortons de la voiture pour vérifier si les drapeaux ukrainiens qui la recouvrent presque entièrement, tiennent toujours. Là, un chauffeur sort de son camion et nous demande un autocollant. Nous le lui donnons, et en le voyant repartir vers son véhicule, nous distinguons que ce dernier est immatriculé en Russie. D’abord saisis par l’étrangeté de la scène, nous sommes finalement touchés de le voir coller le drapeau ukrainien sur son rétroviseur (photo 2). Très symbolique, cet épisode nous a définitivement marqué.
Après plus d’une douzaine d’heures de route et 1500 kilomètres de trajet, nous arrivons enfin à l’adresse que nous a communiquée Sylvana, l’une des grandes figures de la Caravane sans Frontières, où il avait été prévu que nous déposions notre cargaison. Plus qu’un simple lieu de stockage, c’est en réalité un centre d’accueil et d’enregistrement des réfugiés. Nous sommes tout de suite stupéfaits et happés par l’effervescence de ce lieu. Entre les téléphones qui sonnent, les arrivants qui se pressent à l’entrée du centre et les travailleurs humanitaires qui vont dans tous les sens, contrastent profondément avec le fourmillement général les regards vides de ces nombreux êtres éteints, encore bouleversés par les événements récents qu’ils ont subi. Ils sont là sans l’être vraiment. On devine non sans effroi que ce sont elles, ces femmes avec leurs enfants, qui ont été contraintes d’abandonner pères ou maris à l’horreur de la guerre.
Un responsable nous informe que l’on a besoin de notre matériel au plus proche de la frontière à 350 kilomètres de là, où les besoins se font d’autant plus importants que le nombre de réfugiés qui s’amassent dans la zone grandit très rapidement. On nous presse d’y être avant la nuit. Sans attendre, nous grimpons dans la voiture vers notre destination, qui reste encore floue. De part leur caractère sensible et stratégique, les données précises des endroits de stockage nous sont en fait données au dernier moment.
Cette partie du voyage nous a beaucoup marqué. En effet, l’excitation du terrain que nous partagions se mêlait à l’anxiété générale de notre environnement. Elle était d’autant plus exacerbée, que roulant plein Est, l’autoroute se vidait et finissait par se confondre au loin avec le ciel orageux. La grisaille ambiante était portée à son paroxysme par la tombée de la nuit et notre solitude quelquefois troublée par la sirène hurlante d’un véhicule de secours surgissant en sens inverse. La tension se faisait ressentir, alors que dans l’habitacle de la renault, se perdait les notes graves d’un énième aède.
Nous arrivons dans le périmètre du village-frontière de Medyka à la nuit tombée. Les éclairages publics sont éteints, les fenêtres sont tamisées, les maisons ont l’air inoccupées. Par peur d’une attaque aérienne menée depuis la Russie, les Polonais renouaient avec les stratégies de leurs anciens, qui à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale s’étaient terrés en espérant échapper aux bombardements allemands.
Nous passons deux checkpoints où nos identités sont vérifiées, et nous rejoignons une longue file d’attente qui nous laisse distinguer ce qu’il nous semble être le dernier village frontière au loin. Nous avançons au pas sur cette route bordée de champs envahis par la nuit, de laquelle seuls les phares de voitures et la lumière des gyrophares des véhicules de police nous laissent entrevoir les contours. De nombreux bus que nous devinons être remplis de réfugiés vont dans la direction inverse. Tous ces flash lumineux, ainsi que les nouvelles informations qui nous arrivent finissent par nous perdre mentalement.
Nous avançons au pas, zigzagant entre les piétons, les forces de l’ordre, ou encore les volontaires jusqu’au dernier checkpoint avant la frontière. De nombreux policiers sont sur place pour organiser le stationnement et la redirection du nombre extrêmement important de véhicules. Les spots lumineux, le bruit incessant des voitures et les grandes enjambées de policiers visiblement tendus donnent une dynamique bien différente de tout à l’heure. Au milieu de cette situation confuse, nous parvenons enfin à échanger quelques mots avec une policière polonaise qui nous indique que le lieu de déchargement que nous cherchons se trouve en aval du checkpoint. Nous rebroussons chemin, passons par un village à l’allure fantomatique, l’atmosphère est bien différente dès lors que nous nous éloignons de la cohue générale. En déchargeant les affaires sous le regard inquisiteur des militaires, nous apprenons qu’à l’heure où nous parlons, des centaines de milliers de personnes se pressent à la frontière polonaise côté ukrainien, des familles entières décident d’abandonner leurs voitures coincées dans un bouchon de plus de cinquante kilomètres ; la peur des bombardements ou le manque d’essence les ayant contraint à finir la route à pied. “Nous devons aider nos frères”, racontent certaines aides Polonaise.
À peine avons-nous fini de décharger notre cargaison que nous recevons un appel. Sylvana nous indique que nous devons rejoindre un autre poste-frontière situé cinquante kilomètres plus bas. Nous devons y récupérer une mère et ses deux filles qui s’apprêtent à passer la frontière d’un moment à l’autre, et organiser la première partie de leur voyage vers la Suisse ; elles connaissent certains membres de la Caravane. Nous repartons une nouvelle fois. Nous nous enfonçons de plus en plus dans l’épaisse forêt polonaise, dont la réputation la précède : dans cette nuit noire, le brouillard épais qui nous entoure ne fait qu’exacerber notre nervosité. On ne sait pas à quoi s’attendre. En arrivant dans le petit poste-frontière de Krościenko, nous découvrons une toute autre réalité. Nous nous habillons au plus vite pour faire face au froid glacial et prenons nos caméras pour documenter la scène. À cette frontière, plusieurs organisations de secours humanitaire et de nombreux bénévoles apportent de l’aide aux réfugiés. De nombreuses personnes courent dans tous les sens, on distribue couvertures, habits chauds, de quoi boire et manger aux réfugiés qui arrivent à intervalle régulier, dans le calme. Tandis que certains se réchauffent auprès du feu, d’autres gardent le regard fixé vers la frontière. Nous comprenons qu’ils attendent l’arrivée de leurs proches avec inquiétude. Pour certains, la crainte laisse bientôt la place aux retrouvailles, aux pleurs et à un dénouement heureux. Pour d’autres, la tension reste palpable, et c’est dans un silence pesant qu’ils semblent être incapable de détourner le regard de cette route sombre, qui s’étend de l’autre côté de la frontière.
Après plus d’une heure à sillonner les différents points d’intérêts du petit camp improvisé, la famille de réfugiés que nous devons récupérer arrive. La mère, accompagnée de ses deux jeunes filles, a fuit sur près de 650 kilomètres. La force et le courage dont elle a dû faire preuve sont marqués sur son visage, elle a l’air exténuée et l’inquiétude se lit sur le visage des petites. Nous les accompagnons à l’hôtel, la tension se relâche doucement et la famille retrouve le sourire. : Nous rencontrons alors un problème quelque peu étonnant ; la chambre ayant été payée par la Caravane sans Frontières, la propriétaire n’avait pas réalisé que trois Ukrainiennes allaient dormir sous son toit. Elle prétexte un défaut de paiement pour nous faire sortir, mais nous comprenons rapidement qu’il ne peut difficilement s’agir que d’autre chose que de xénophobie. S’ensuit une joute verbale, elle ne veut pas d’elles dans son hôtel. Nous tombons des nues devant un manque aussi inhumain de considération. La femme prennant des aires de mégère, commence à vocifèrer, crier, exploser de rage, de leur côté les petites se recroquevillent alors que la peur les gagnent. Elles ne sont pas très âgées, quatre et six ans maximum, elles se retrouvent là, à une heure tardive, contraintes d’assister à une altercation musclée dont elles ne comprennent rien. En effet, il faut s’imaginer que cette dame ne faisait que déblatérer du Polonais que personne ne comprenait. Il était pour nous très difficile de communiquer avec. La mère, à bout de force, tentait aussi de calmer la situation. Finalement, notre hôte, nous laissa rester après avoir reçu un virement, qui avait visiblement permis à ses ardeurs de se dissiper… Que d’émotions au cours de cette première journée en Pologne.
Le lendemain matin, nous prenons la route en direction de la grande gare la plus proche. L’itinéraire que nous suivons passe par des petites routes de campagne sinueuses. La mère, Aléna, est sujette au mal des transports, nous devons donc nous arrêter plusieurs fois. Tant bien que mal, nous arrivons en début d’après midi à la gare de Rzeszów. À l’entrée, des bénévoles font cuire des saucisses et donnent gratuitement à manger à qui le souhaite. À côté, encore d’autres réfugiés débarquent des bus que nous avions vu prendre les réfugiés sur les poste-frontière à la frontière le soir précédent. Ils sont supervisés par des policiers polonais lourdement armés. C’est un véritable bal qui s’organise autour de ces gens, entre les journalistes des pays du monde entier, les bénévoles et au milieu de tout cela une banderole chinoise prise fièrement en photo devant le bus se vidant petit à petit. Dans le hall bondé de la gare, femmes, enfants et personnes âgées attendent leur train. Certaines familles ont la chance d’avoir de la famille en Pologne, en Slovaquie ou en Hongrie et partent les rejoindre. D’autres, moins chanceux, attendent un train dont la destination ne n’évoque rien d’autre que l’inconnu. Dans cette pièce, malgré quelques enfants qui jouent, l’atmosphère générale est à la résignation, mais aussi au relâchement, l’occasion pour certains de fermer les yeux et reprendre des forces. Nous accompagnons la famille jusque dans le train lui aussi rempli à rabord, où nous nous assurons qu’elles seront en sécurité. Nous laissons quelques friandises aux filles avant de leur dire au revoir. La mère nous remercie, l’émotion se lit dans ses yeux qui s’humidifient.
Nous retournons à Medyka. Cette fois en plein jour. Il faut s’imaginer une route droite, au milieu d’une plaine grise, au couleur de l’hiver. Une route en travaux, rapeticie par endroit, des centaines de véhicules en file indienne allant dans la même direction que nous. Des autocars nous dépassant, gyrophares et sirènes à tout va. Ici, l’imagination n’est pas suffisante pour décrire la situation. Des dizaines de véhicules de tout genre, immatriculés partout en Europe, font la queue pendant des heures pour entrer en Ukraine. Nous retrouvons la file gigantesque de véhicules qui attendent d’entrer en Ukraine. En la longeant, on y trouve de tout. Des aides-soignants, des anciens militaires, des ukrainiens qui rentrent défendre leur pays, des reporters de guerre. Mais sur tous les visages nous lisons la même détermination nous croisons alors un jeune militaire avec un écusson français, qui marche le regard vers le bas, et qui semble avoir été témoin de quelque chose de terrifiant. En arrivant au poste-frontière, nous rencontrons un autre Français, journaliste cette fois. Il nous dit avoir déjà couvert une crise migratoire en Pologne, mais dont la nature était bien différente : en novembre 2021, de nombreux Syriens fuyant la sanglante répression du dictateur Al-Assad s’étaient eux aussi pressés aux portes de l’Europe espérant y trouver asile. Amenés en Biélorussie par le Président Loukachenko, ils avaient été jetés contre les frontières de la Pologne, là où Frontex leur réservait un tout autre sort… La faute à leur Dieu et à leur culture. À cette époque, nous dit-il, il était même interdit aux journalistes de se présenter à moins de deux kilomètres de la frontière…
Nous poursuivons. Là, se dresse devant nous un immense point de passage pour les réfugiés. La petite supérette de la frontière qui devait d’ordinaire être relativement calme était désormais prise d’assaut. De nombreuses personnes organisent et trient les différents objets humanitaires. Nous prenons des photos et vidéos, en tentant d’être le moins intrusifs possible envers ces gens qui ont besoin d’être laissés tranquilles. Nous sommes cependant témoins d’un spectacle à tout le moins malsain, qui nous révolte tous les deux. Certains journalistes n’ont que faire de l’espace vital de ces personnes et se permettent de prendre des photos de ces gens sans leur consentement… le tout en mettant en scène le malheur des personnes. Nous évoluons dans le camp et finissons par entrevoir les réfugiés qui passent la frontière. Nous faisons nos photos, les visages sont éteints, elles arrivent par centaines. Certaines avec leurs enfants, d’autres des animaux apeurés dans les bras. Certains vieillards n’ont pas un seul bagage. La vision de la désolation se concrétise. De notre côté, les scouts s’affairent. Ici aussi on distribue nourriture, premiers secours, et habits chauds. On tente de faire sourire un ou deux enfants. Mais la mission est plus compliquée qu’en temps normal. Le froid gèle tout jusqu’aux rires des enfants. Il en arrive de nouveau à chaque instant. En passant la dernière barrière très symbolique, certains se mettent à pleurer. Après s’être réchauffés et avoir mangé, les réfugiés sont embarqués dans des bus qui les amènent vers la gare de Przemyśl, à quelques minutes de la frontière, où ils seront ensuite dispersés à travers toute l’Europe.
Nous rejoignons la petite ville en voiture. Nous décidons de nous parquer en face d’un immense terrain vague, situé dans la zone industrielle de la commune. À gauche, d’immenses tas de vêtements sont triés par des bénévoles et fouillés par quelques réfugiés qui cherchent de quoi affronter le froid. (photo 23) Plus loin, des stands de nourriture donnent gratuitement un repas chaud aux réfugiés. Les enfants se font offrir des jouets et des chocolats. Un peu d’humanité dans ce capharnaüm. Les volontaires s’affairent tels des bourdons, butinant à droite à gauche, offrant tantôt des sacs de première nécessité, tantôt des sacs remplis d’habits pour enfants ou bébés.
La nuit tombe, nous rejoignons la gare de la ville. Comme celle de Rzewsów, elle, est-elle aussi bondée. En entrant dans le hall, nous remarquons qu’il est monopolisé par les journaux du monde entier, de la télévision française à Al-Jazeera. Un jeune francophone raconte par exemple à une journaliste pourquoi il s’apprête à rejoindre l’Ukraine pour se battre. Ici, les caméras sont reines : on filme, on fait de la télévision, de l’image, de la sensation. C’est à celui ou celle qui trouvera l’image la plus édifiante, la plus sensationnelle. Une jeune femme pleure dans un coin, alors la télévision indienne décide non pas de lui tendre un mouchoir, mais de la filmer en gros plan à l’aide d’un flash très agressif. Le journalisme dans tout ce qu’il y a de pire. Nous sommes choqués par ce à quoi nous assistons et repartons rapidement.
Nous rejoignons dans leurs Airbnb les plus hauts responsables de la Caravane sans frontières, qui viennent d’arriver en Pologne. Nous échangeons quelques mots sur la situation qui se dégrade jours après jours en Ukraine et sur le devenir de notre reportage. Ils nous apprennent qu’Aléna et ses filles sont en route pour la Suisse et que tout se passe bien. Nous nous couchons tôt.
Le lendemain, nous partons une dernière fois pour Medyka. Nous avons prévu de rentrer en Allemagne le soir-même, et en Suisse le jour suivant. Au même poste-frontière, au milieu de l’abattement général, un pianiste de rue (“klavierkunst_” sur Instagram) entonne Imagine de Lennon. Une ode à la paix qui dans un tel contexte met du baume au cœur. Certaines personnes s’entrelacent en l’écoutant. À côté de la file d’attente pour monter dans les bus, de nombreuses personnes font le tour de boîtes remplies de jouets pour enfants. Nous décidons de mettre ce qu’il nous restait de jouets et de sucreries dans ces boîtes, qui ont sans doute fait du bien à de nombreux cœurs meurtris. Nous quittons la frontière et partons en direction de l’Allemagne. C’était sans compter sur l’appel de Sylvana qui nous demande ultimement de rejoindre un entrepôt de stockage d’aide humanitaire.
Nous sommes dorénavant accompagnés d’Andrew, un jeune homme d’à peine trente ans que nous avons récupéré dans le bourg de Medyka. Il semblait errer dans le village avec pour seul bagage son sac de couchage, et son allure générale de sa veste marron trouée en passant par son jogging délavé sans oublier ses chaussures elles aussi trouées, nous fait nous demander d’où il vient et ce qu’il a vécu. C’est un britannique pur-jus, bavard, souriant et fan de Rock. Bien que son passé reste flou, les bribes qu’il nous a donné nous laisse à penser qu’il est en réalité sans domicile fixe, qu’il a rejoint l’Ukraine juste avant la guerre pour donner de l’aide aux gens du village de son grand-père décédé, mais qu’après le début du conflit, il a été contraint de suivre le même chemin que les réfugiés et repartir en arrière. Nous l’emmenons avec nous à l’entrepôt, il est très volontaire et souhaite se rendre utile. Il est très touchant à sa façon. Nous arrivons à l’entrepôt, remplissons la voiture, et repartons vers la frontière où, à la nuit tombée, nous déposerons le matériel.
Le lendemain, nous déposons Andrew à la gare de Cracovie. Désormais, notre banquette arrière est vide et il nous est inconcevable de rentrer en Suisse à vide, d’autant plus que de nombreux réfugiés doivent attendre plus de trois jours pour espérer prendre un train pour le reste de l’Europe. C’est alors qu’armés de Google Traduction, nous commençons à chercher des gens qui souhaiteraient faire le voyage avec nous. Il est vrai que notre allure n’est pas des plus rassurantes : nos barbes et nos tenues techniques nous rapprochent plus de mercenaires que de bénévoles. Après après une bonne demi-heure infructueuse passées à sonder tous ces gens qui attendent dans les allées combles de la gare, nous tombons sur une grand-mère. Elle paraît seule, nous lui montrons notre projet sur Google Traduction, elle ne paraît pas comprendre. Une femme plus jeune, qui tient dans sa main celle d’une petite fille nous rejoint, elle est sur la défensive. Nous comprenons qu’elles ne forment qu’une seule et même famille. Nous tentons de leur faire comprendre que nous souhaitons les aider mais la petite se met à pleurer. La situation est trop stressante pour elle. Nous leur proposons de les transporter jusqu’à Dresde là où elles pourraient peut-être rejoindre Berlin. Naïfs avons-nous été de croire qu’elles avaient déjà un itinéraire de prévu. En réalité, rien n’était sûr pour elles. Nous les rassurons en faisant appel à une amie ukrainienne de Genève ainsi qu’à un membre de famille ayant vécu l’exode de la guerre, qui leur explique que nous avons des bonnes intentions. Et nous partons donc pour Dresde. Au cours du voyage, nous en apprenons un peu plus sur chacune. La grand-mère s’appelle Valentina, la mère Anna, et la fille, Yeva. Nous nous arrêtons dans un hôtel de Dresde, où une fois encore nous rencontrons quelques problèmes. L’homme de l’accueil refuse d’abord de les laisser dormir car elles n’ont pas de certificat covid valide… après délibération, nous réussissons à le convaincre de lâcher l’affaire. La famille, exténuée, s’en va vers une nuit de repos, une nuit de calme, bien venue après tant d’émotions.
Le lendemain, la décision est prise, elles viendront avec nous en Suisse. Nous nous attaquons alors à la dernière partie du voyage. Une fois la frontière allemande passée, Anna se relâche, puis des larmes commencent à couler le long de ses joues marquées par les événements des derniers jours. C’est extrêmement touchant pour nous deux et c’est à ce moment que nous comprenons, sûrement très partiellement, la violence psychologique des événements qu’elles ont traversé toutes les trois. Mais progressivement, les sourires apparaissent. Anna prend des photos des paysages Suisse, Yeva regarde par la fenêtre de la voiture et sous l’œil attendrit de sa grand-mère, commente toute les nouvelles choses qu’elle découvre.
Notre voyage s’achève donc, là où le voyage de Yeva, Anna et Valentina commence. Nous retournons en cours, comme si de rien n’était, nous retrouvons nos divagations quotidiennes. Quant à elles, il leur faut trouver leurs marques dans leur nouveau chez elles à Genève. Elles espèrent tous les jours que la situation va s’améliorer et qu’elles pourront rentrer chez elles. Cette famille nous tient beaucoup à cœur. Nous nous sommes démenés pour trouver un cours de danse à Yeva, lui trouver un financement, des habits de danse. Mais ça n’aurait jamais pu avoir lieu sans l’aide de beaucoup de monde, des personnes qui sont encore là aujourd’hui et qui les soutiennent. C’est ce que nous, nous pouvons faire à notre échelle. Et que nous continuerons à faire.
Slava Ukraini.
Marc-Aurèle Barez et Louis Sandro Zarandia